Chardin peint son dernier autoportrait, et une fois pour toutes, règle ses comptes avec Diderot. S’il a fait si peu de visages, ce n’était pas, comme certains l’ont pensé, parce que sa médiocrité le vouait aux légumes et aux fruits, mais pour se consacrer aux bêtes mortes, dont personne ne veut. Il restera un homme des bois, un raboteux si l’on veut, mais il saura que toutes les couleurs tiennent entre le gris et le brun, et qu’il existe un monde entre un lièvre et lapin.
Extrait
Monsieur le critique,
Peignant aujourd’hui ce qui sera, sans doute, ma dernière œuvre, je viens vous prier de ne point en parler: vous n’y comprendriez rien.
Il s’agit d’un visage de vieil homme ; et ce visage est le mien. J’ai à présent près de quatre-vingts ans, Monsieur, et il me fallut tout ce temps pour avoir, enfin, un visage. Non qu’il fût fort intéressant, mais je suis curieux de cet être décapé qui n’est plus un Monsieur. Il me faut le décrire un peu, pour que vous puissiez le voir tel, sans lui ajouter quelque fard, qui le rendrait moins blême. Car mes joues fripées se passent de poudre, leurs rides sont à nu, et je vous assure qu’elles sont profondes. Je porte sur la tête un vieux bonnet de femme aux dentelles crasseuses, que je ne quitte plus, depuis que m’a quitté la seule femme que j’aie aimée ; il lui appartenait. Je déteste me salir le crâne, la peinture est tenace, et les bains me répugnent. Ils me dépouillent de cette odeur d’atelier, qui est ma seule parure. Sachez que je ne porte qu’un tablier, qui me sert aussi de peignoir, et qui doit être bien râpé. Je dis qu’il doit, car moi je ne vois pas ces choses, ou plutôt elles me plaisent. Je ne suis pas de ceux qui n’aiment la patine que sur les tableaux – et de ce fait les regardent fort mal. Les mêmes vous diront sans doute que mon goût de l’usé vise à masquer mon avarice. Écoutez-les ou non, je n’ai plus rien à prouver. Je vous dirai seulement que les pingres, souvent, s’efforcent de ne pas rester pauvres ; et moi, je ne suis pas riche.
Vous me ferez encore le plaisir de ne point rire de mes bésicles, qui me tombent sur le bout du nez. Les verres en sont épais, j’entends déjà les sarcasmes, on dira qu’avec ces yeux-là, il n’y a pas à s’étonner que je fusse mauvais peintre. Moi, je dirai le contraire, et qu’un artiste sincère aura toujours, après soixante ans de carrière, les yeux ruinés. D’ailleurs si vous regardez bien, vous verrez que mon regard n’est pas éteint, mais chargé, comme on le dit d’une langue après un trop copieux dîner : appesanti par les beautés qui sont passées, et lui ont, trop souvent, échappé.