Chaque trimestre, la revue Marginales propose à des écrivains de réagir par une fiction à un thème d’actualité. Gérard Adam a choisi parmi ses textes publiés dans ce cadre, ainsi que dans d’autres revues ou des ouvrages collectifs, ceux qui lui semblaient offrir à la fois une cohérence d’inspiration et d’écriture, et une diversité suffisante pour constituer un recueil conjuguant véritables nouvelles, autofictions et récits autobiographiques plus ou moins transposés.

De l’existence de dieu(x) dans le tram 56 a reçu le prix Emma Martin 2013.

Extrait

Quatre fois par semaine, j’emprunte à la station Anneessens le tram 56 de très approximativement 13 h 24 pour aller tenir une consultation de médecin-conseil au square Albert 1er. Mes confrères, accros de la bagnole, ne me voient jamais partir sans me souhaiter avec des trémolos bonne chance et bon courage, comme si je m’enfonçais en diligence dans les territoires d’Apaches sur le sentier de la guerre. Il est vrai qu’embarquant dans le ventre de la place où se tient chaque soir le marché du sexe homosexuel, je ne sors du tunnel que pour traverser le quartier de Cureghem, un des plus décriés de la capitale, réputé lieu de tous les trafics, arrachages de sacs et autres car-jackings.

J’aime bien le tram 56. La STIB affecte à cette ligne d’anciens modèles aux banquettes inconfortables, qui asseyent face à face leurs usagers cosmopolites, Maghrébins, Africains, Européens du Sud et Anderlechtois de souche, dont s’enchevêtrent les accents bigarrés. Contrairement aux lignes qui desservent les beaux quartiers, nul accordéoniste rom n’y joue son Goran Bregović, nul SDF n’y mendie « une p’tite piécette, une p’tite tartine, une p’tite cigarette ». Je pense qu’ils ont tort. Les bourses les mieux remplies ne sont pas celles qui se dénouent le plus facilement.

Autrefois, j’éprouvais beaucoup de plaisir à observer mes compagnons de voyage. Il m’arrivait même de prendre des notes, projets de romans ou de nouvelles dont les plus insolites seraient protagonistes. La découverte s’est émoussée avec l’habitude, et je mets plutôt à profit pour lire la douzaine de minutes que dure le trajet.

Mais aujourd’hui, les méninges en capilotade et les yeux brûlants m’interdisent toute concentration. C’est que, vers deux heures du matin, dans l’état marécageux suivant un de ces réveils intempestifs que l’élasticité moindre de leur vessie inflige aux quinquagénaires, m’est sautée au cerveau la question de l’existence de Dieu. Quel événement de la veille avait lancé le tourniquet ? La déportation vers leur Slovaquie d’origine de Tsiganes qui n’avaient commis d’autre crime que de nous demander l’hospitalité ? Une discussion d’écrivains amers sur la future capitale culturelle autoproclamée de l’Europe ? « Brasilia culturelle, avions-nous persiflé entre exclus de la fête, où les fonctionnaires se morfondent avec la tête à Rio ». Et le Rio littéraire de Bruxelles étant bien entendu Paris, nous nous étions soulagé la bile en la déversant sur le monopole médiatique des écrivains belges d’expression parisienne…