Quel est le rôle de l’œuvre d’art dans l’écriture de Michelet et particulièrement dans le livre Le Peuple ? Le plus célèbre des historiens français édifie un portrait du peuple – qui est aussi un autoportrait – conférant à l’écriture le statut de l’image. L’analyse menée ici tente de révéler le lien entre le pouvoir de l’image et l’image du pouvoir et, par conséquent, l’enjeu que représente l’art dans la question de la tyrannie opposée à la liberté, comme la haine à l’amitié. Effectuant la relance du « raptus », Michelet, fils d’Arachné, en tisse les fils et renvoie l’écriture à l’activité arachnéenne, au tissage, archétype de l’image-piège et de son rapport au pouvoir, mais aussi modèle social dont la tapisserie de Bayeux témoignera. Le tableau-texte opte pour le style de Rembrandt et son art de l’ombre, opposé au style de Méduse hyper-réalisé dans les faux portraits sous la lumière crue et assujettis aux titres, aux mots, aux noms. Aux styles artistiques correspondent les styles industriels, ainsi la tyrannie relève-t-elle d’un style accordant la prédominance à la machine sur les hommes et aux mots sur les choses. Matière vivante, le texte de Michelet pose la question du modèle et du cadre (Montaigne, le Musée des Monuments français), celle du génie et de sa forme ou de la capture de l’instant (Rubens) et celle encore de l’art social (Géricault) à l’opposé de la terreur en peinture (David) qu’il détruit par l’écriture. Michelet réalise une leçon d’anatomie où la médusification, qui trouve son écho dans la Révolution française, est non seulement maintenue dans le suspens mais aussi transformée, par le recours au sacrifice lié à la fête, en une Véronique, vraie image du peuple et autoportrait de Michelet, imprimée sur le linge de coton, indice économique et signe esthétique, trame et fondement du tableau, nous conviant à regarder et à lire autrement le présent.
Chakè Matossian, philosophe et docteur en théorie de la Communication, est professeur honoraire de l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, où elle a enseigné jusqu’en 2015. Outre de nombreux articles parus dans des revues spécialisées et des catalogues d’artistes, elle est l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels : Espace public et représentations (La Part de l’Œil, 1996), Saturne et le Sphinx. Proudhon, Courbet et l’art justicier (Droz, 2002), Des admirables secrets de l’Ararat. Vinci, Dürer, Michel-Ange sur les traces d’Er et Noé (La Part de l’Œil, 2009), ; « Et je ne portai plus d’autre habit ». Rousseau l’Arménien (Droz, 2014).