Une photographe d’origine espagnole, Julia Montoro, revient sur son passé et les raisons qui l’ont conduite en prison. La virtuosité de son récit ne fait que mettre en évidence le caractère implacable de son parcours en milieu hostile : son arrivée à Paris, ses premières expositions, sa rencontre insolite avec un perroquet du Gabon et avec quelques spécimens de mâles humains, auxquels elle se lie et dont elle se délie, son installation en Belgique dans la plus petite ville du monde, sa résidence d’artiste sur une île de Finlande… jusqu’au point de bascule de son existence. C’est l’histoire d’une femme qui s’est trop longtemps laissée porter par les événements, les rencontres, les hommes en croyant nager à contre-courant. L’histoire d’une fausse liberté dont l’illusion est brisée par la découverte de la condition de proie de sa narratrice. L’histoire de la peur que connaissent toutes les femmes et du déploiement de violence qu’il faut pour la vaincre. C’est aussi l’histoire du dernier mot, chuchoté comme un cri de guerre.
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Ce roman a été achevé en juin 2019.
C’est important de le dire parce qu’à ce moment, nous étions loin de savoir collectivement ce que voulait dire confinement et la narratrice écrit d’une prison. À ce moment, je concevais intellectuellement la façon dont la peur et la violence peuvent s’alimenter, mais je ne l’avais pas encore expérimentée. Avec ce roman en forme de plaidoirie intime pour les prisons ouvertes, je voulais toucher les femmes qui ne se retrouvent pas dans le(s) féminisme(s). Le commun des mortelles. Montrer l’impasse dans laquelle elles errent même si elles se croient conscientes et consentantes dans un monde, un territoire, qui n’est pas le leur, tant il est conçu pour laisser s’exprimer la dominance patriarcale, qu’elle soit incarnée par les hommes ou les femmes qui y font allégeance. Sans jugement. Juste regarder monter la colère, le basculement dans la violence, mais pas comme on l’entend habituellement. Il n’y a rien de sauvage dans ce roman, je ne voulais surtout pas de grandes effusions de sang, mais une gradation ponctuelle, presque imperceptible, avant l’évènement qui la conduit en prison. Comme j’y ai un temps enseigné, installer ma narratrice dans une cellule et la laisser aller chercher, très loin dans le temps et les souvenirs, les raisons de son acte s’est fait naturellement. Je me souviens d’avoir écouté les détenus évoquer à mi-mots la raison de leur présence en détention en s’égarant dans les digressions nécessaires à l’introspection mais aussi parfois au brouillage de pistes, comme le ferait un romancier avec son lecteur. Certains d’entre eux n’ont pas su raconter leur vie autrement qu’en tentant de s’y perdre et de me semer en route, me laissant tout le loisir de m’engouffrer dans l’espace créé par l’ambiguïté de leurs récits, par leurs blancs et leurs errements. Ensuite, je crois que je suis depuis toujours fascinée par la fragilité, par sa beauté ambiguë en ce qu’elle est recherchée et célébrée par ceux qui, en jouant la protection, cachent la stratégie d’un ordre établi depuis des centaines de décennies. Or nous sommes à un tournant et je ne chasse pas sur mon territoire est l’avènement d’une guerrière. À force d’être opprimées, mêmes les plus arrangeantes finissent par refuser d’accepter les règles d’une partie qu’elles n’ont pas décidée. Leur feinte docilité n’en est que plus redoutable.
– Astrid Chaffringeon