Malgré les années, l’amour, la puissance du chant (qu’elle pratique pour des tout-petits), la vie de Jeanne est sable mouvant. Une vie passée à se taire, à vivre à côté d’elle-même, qui a maintenant le goût d’une vie empêchée, empoisonnée par le secret et les non-dits familiaux.
Lorsque meurt sa sœur aînée, Jeanne voit ressurgir le personnage d’Antigone qui la hantait adolescente. L’héroïne mythique, depuis les profondeurs du tombeau familial des Labdacides où elle a été enfermée, convie Jeanne à un rendez-vous avec elle-même.
La peur et la fascination cèdent peu à peu devant l’évidence de la rencontre. Il est l’heure de convoquer les personnages de la famille maudite, l’heure de raconter l’indicible. Guidée par la voix puissante et universelle d’Antigone, Jeanne descend avec elle dans les entrailles d’un passé douloureux.
C’est à travers la musique et le chant qu’une vie captive du silence va se frayer la voie vers la vie libre. Vers une vie vraiment vivante.

Extrait

Et ça recommence. Ses mains tremblent comme chaque fois qu’elles se posent sur le clavier. C’est pourtant un bon public, qui est là tout autour d’elle, éparpillé dans le grand réfectoire lumineux de la crèche. Un public qui la met à l’aise avec son brouhaha, qui a la délicatesse de ne pas saluer sa présence par un silence de circonstance. Pas de suspension solennelle s’abattant gravement avant le récital, et pourtant elle tremble. Ses mains ne sont pas assez sûres, et, cherchant l’appui de sa voix plus entraînée, comme une soliste dans l’orchestre des petites cuillères et des babillages, elle essaie de se mettre au diapason de ce qui se joue déjà. Tout est à peine maîtrisé, le minimum afin de ne pas passer pour une tire-au-flanc. Elle tente une berceuse irlandaise avec des débordements émotionnels contenus de justesse, naviguant avec d’immenses efforts sur une mélodie agitée. Même avec les années, chanter en public est toujours une épreuve.
Et d’ailleurs, le chant est-il vraiment sa voie, et a-t-elle jamais trouvé sa place dans le monde ? ne cesse-t-elle de s’interroger, honteuse, tandis qu’elle dit au revoir joyeusement à la cantonade, avec plaisir et à la semaine prochaine ! quand la directrice de la crèche et les auxiliaires de puériculture la remercient chaleureusement pour avoir chanté, car tout le monde en a profité, petits et grands, quel bonheur Jeanne !
Le chant, c’est pour la vie du dehors. Elle est difficile à vivre, c’est une traversée héroïque en mer houleuse pour Jeanne. Et il y a l’écriture, c’est la vie réfugiée.