Émergeant des siècles et de sa tapisserie, la célèbre inconnue retrace, fil à fil, son destin : elle s’appelait Marguerite et venait d’Autriche, en réalité était fort laide, et épousa Philibert le Beau. Infiniment éprise de son mari, elle le perdit dans sa prime jeunesse, et consacra sa vie à lui bâtir un tombeau, où elle irait le rejoindre dans la mort. Sa licorne elle-même ne serait-elle pas un avatar du Très-cher ?
Extrait
Je ne suis que laine et soie, mais fus de chair autrefois. D’autres ont broderies d’or, ou sont cousus d’argent. Je me contente, moi, de vermeil, et des teintes du ciel. Et je flotte, esseulée, sur une île bleue, toujours sur le point de sombrer dans une mer de rouge. Les fils auxquels je tiens, pourtant, sont tissés bien serrés, six pour un pouce, et filés dense. On savait y faire, en mon temps, les artisans tissaient tentures aussi solides qu’ils avaient fait leurs draps. La vie était plus courte, mais l’art mieux armé pour durer.
Je ne suis que de basse lice, car mes Pays également étaient dits Bas, et là les métiers ne se dressent pas si haut que les beffrois. On courbait l’échine, chez moi, les rois comme les pauvres gens, car il fallait que le labeur avance, et aussi la charrue, et si un cheval manquait, au joug nous offrions notre gorge. Les collerettes n’y faisaient rien, nous avions le goût de servir, d’être souples comme tiges, comme ces Vierges de Flamands, aux corps frêles et aux visages lisses, qui devenaient lys complètement, lorsqu’un ange ordonnait.
Moi aussi j’ai pâli, durant ces nuits où l’on veille des morts, qui nous rendent plus humbles. Or je fus presque reine. Mais en ce temps, les noms de reines importaient aussi peu que ceux des artisans. Qui sait encore, voyant mes tapisseries, que je m’appelle Marguerite. Les reines-marguerites, c’est comme les reines-claudes, ça reste, quoi qu’il arrive, flore des bois. Ça ne porte pas fraise, mais simple col de dentelle. Ça naît entre quelques dentelles, d’une petite ville nommée Bruxelles, ça devrait s’appeler Marguerite de Bruxelles, moi j’aurais bien aimé, puisque les Marguerite étaient alors fleurs trop communes pour ne pas préciser d’où elles venaient. Mais on ne fait pas ce qu’on veut quand on est fille d’empereur. Si ce dernier règne en Autriche, on héritera du nom de son pays. Je fus donc dite d’une contrée où jamais je n’habitai.