Mars 1968. Jean Artigues, jeune universitaire provençal en stage de recherche à Varsovie, y a tissé un réseau amical et professionnel. Il est non seulement le témoin intéressé, et souvent étonné, de la vie quotidienne dans une société du « Bloc de l’Est », mais il est impliqué malgré lui dans des incidents quasi inconcevables en régime communiste, qui vont ébranler le pays et donner le prétexte de la dernière campagne antisémite « officielle », provoquant l’émigration des trois quarts des Juifs de Pologne. Artigues est le spectateur privilégié d’évènements qui ont marqué l’histoire contemporaine de la Pologne et dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Cependant, « La dictature des ignares » n’est pas seulement un récit historique et politique ; il s’agit également du roman d’un amour qui s’acharne à vaincre les obstacles dans une situation complexe et dangereuse.
Extrait
Sous les degolówki et les bonnets de laine ou de fourrure, les visages de la foule sur la Place du Théâtre sont déterminés, parfois émus, parfois souriants. Il y a dans l’air une sorte de nervosité joyeuse. C’est même électrique. Les gens conversent à voix très haute, on entend aussi quelques cris ou appels.
Jean se tient un peu à l’écart. Lui aussi est sous le choc de ce qui vient de se passer, de sa vie il n’a vécu une soirée semblable. Il fait le tour de la place, revient devant la façade, sous la triple colonnade imposante du Grand Théâtre, il scrute les petits attroupements qui se sont formés, n’y voit aucune tête connue. Un dernier groupe sort, déploie une, deux, trois banderoles, ce qu’on appelle ici des transparenty, bien qu’elles ne soient pas translucides. Autour des porteurs, on se hèle avec de grands gestes de ralliement, nombre de ceux qui étaient déjà sur la place se joignent aux derniers arrivants, cela s’organise petit à petit et au bout de quelques minutes à peine se dessine un cortège, avec deux banderoles en tête et une vers l’arrière. Quelqu’un clame un slogan, repris par de nombreuses voix. Le cortège se met en marche vers l’extrémité sud de la place.