
Dans un soliloque étrange, la narratrice s’adresse à un public imaginaire – ou futur jury ? Mariée à un riche industriel qui l’étouffe, sœur d’une romancière qui rejette ses valeurs, elle élève ses deux petites-filles, seules lumières dans une existence éteinte, jusqu’à ce dimanche où, tandis qu’on fête ses soixante ans, sa fille lui annonce qu’elle va les lui reprendre.
Que s’est-il passé ensuite ? Que sont cet « accident », cet automobiliste qui l’a prise en charge alors qu’elle marchait sous une pluie battante, ce chevreuil en train de se noyer dans sa piscine, ces corneilles malveillantes ?
Délire-t-elle ou a-t-elle tué ses deux petites-filles pour effacer le désastre de sa vie et les préserver de la souffrance? Aurait-elle aussi tué sa sœur? Un triple meurtre dont elle se défend et s’accuse tour à tour, tout en revendiquant son acte d’insoumission, telle la Médée mythique. L’ambiguïté demeure tout au long de ce monologue angoissant, d’une humanité poignante.
Extrait
J’ai un tribunal dans la tête, je suis la procureure, les avocates de ma défense et de mon accusation. Je fouille mes souvenirs à la recherche du moment de l’oreiller dans leur chambre, je brandis la possibilité d’un double infanticide forgé de toutes pièces qui justifierait mon échec. Qu’ai-je fait ? Ai-je nettoyé au karcher ma cellule familiale ? Effacé mes petites-filles ? Ma fille ? Ma sœur ? Ou la mère en moi ? Souvent j’ai été en colère. La colère est un lieu bien étrange. On se sent très fort. Et très clairvoyant. S’il y a réellement eu un accident, je l’aurai provoqué de sang-froid, sans émotion, sans mon sang dans mes veines. Sans amour ? Je désirais aider la petite chorégraphe meurtrie, Lauren lui faisait de l’ombre, effacer l’ombre je voulais, tout effacer, toute l’obscurité, effacer me fascine, l’ai-je fait ? Pour exercer ma toute-puissance ?
Tu peux concevoir que la décision de tuer te soit venue, repartie, revenue, t’ait envahie, qu’une corneille ait guidé ta main, forcé ta main, ce n’était pas toi qui tuais, ce n’était pas elles que tu tuais, tes petites-filles, tes innocentes victimes n’étaient pas tes petites-filles au moment de l’oreiller, elles n’existaient pas, ne souffraient pas, n’étaient personne, aucune empathie tu n’avais, tu étais dans un lieu illuminé : lors d’un accident, on subit le choc dans son corps, on ne souffre pas, pas tout de suite, l’effroi nous dédouble, je suis autre, objet de l’accident que je vois m’arriver et mes chers petits oiseaux, autres, pâles objets devenus.