• Auteur(s): Jasna Samic
  • Éditeur: M.E.O.
  • Genre: Roman
  • Format: 14.5 x 21 cm
  • Nombre de pages: 284 pages
  • ISBN: 978-2-8070-0056-8
  • Parution: 2015
  • Prix: 21 €
  • Disponibilité: Disponible
  • Distribution: Pollen

En ce mois de décembre, on fête – célèbre – déplore (biffer les mentions inutiles) le vingtième anniversaire des Accords de Dayton qui, s’ils ont mis un terme à la guerre en Bosnie-Herzégovine, ont surtout résolu la volonté des puissances occidentales de se désembourber d’un pays qu’ils ont ainsi figé dans une situation sans avenir.

À travers trois journaux intimes, écrits à des époques différentes par trois membres d’une même famille, Jasna Samic nous donne un roman sur les rapports fille-père, mais également sur Paris et Sarajevo à la veille des événements qui vont secouer les Balkans dans les années 1990. Un avertissement opportun en ces temps où notre vieille Europe dénuée de projet voit se dresser partout les démons nationalistes dont elle semble avoir oublié les ravages.

La phrase d’Ödön von Horvath mise en épigraphe sert de profession de foi à ce roman de double exil : « Je n’ai pas de pays natal et bien entendu je n’en souffre aucunement. Le concept de la patrie, falsifié par le nationalisme, m’est étranger… Mon pays, c’est l’esprit. »

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Extrait
Des voisins ont envahi l’appartement. Ils ont cassé la serrure et défoncé la porte. Je les somme de vider les lieux sur-le-champ.
« Pour rien au monde ! » répond avec des vocalises étranglées la sœur de la chanteuse de cabaret qui occupe l’étage en dessous, une pauvresse qui roule en « petite » BMW, mais n’a pas de logement, bien qu’elle et son père, comme elle le proclame, aient construit ce pays.
– En effet, ça se voit que c’est vous qui l’avez construit, ce pays ! ne puis-je m’empêcher d’ironiser.
Le milicien est toujours là. « Camarade, montre-moi tes papiers ! »
Je sors les documents prouvant que l’appartement est à mon nom.
« Elle ment ! s’écrie la mégère. Il est au nom du camarade Humbert – ainsi prononce-t-elle le prénom de Robert –, son mari. Ils ont un trois-pièces en ville, une maison à la campagne, une autre à Paris ! Des riches pourris, quand nous n’avons rien. Et de plus, ils sous-louent cet appartement. »
– Je ne sous-loue pas, je le prête à mon amant !
– Comment oses-tu parler d’amant ! Et ton mari et ton fils ? Quel amant ?! À qui tu veux le faire croire ?! hurle-t-elle, comme si elle ouvrait la bouche pour vomir ses paroles. Et maintenant, tu te prétends divorcée !
– La camarade a ses papiers en règle, dit « l’organe de la loi ». Je dois vous prier de quitter son domicile !
Il s’adresse poliment aux envahisseurs, comme on parle à des proches, presque empressé, on dirait qu’il veut les consoler, désolé que j’aie « des papiers en règle ». En revanche, il vitupère à mon intention et à celle de mon locataire, qu’il somme de déguerpir. Le poète sort, abasourdi, mais habitué à devoir se soumettre à l’arbitraire de la toute-puissante autorité.
Les voisines croassent et caquettent, pas question pour elles de s’en aller, « elles ont droit à mon appartement ! » Finalement, après des prières réitérées du « camarade organe », elles ramassent leurs valises et les morceaux de canapé déposés à la diable pour donner l’impression qu’elles étaient déjà installées. Elles avaient entassé mes propres affaires dans un coin.

Il y a quelques années, l’une de mes futures voisines, technicienne en dentisterie, avait frappé la nuit à notre porte pour m’avertir qu’elle allait occuper l’appartement d’à côté, quitté depuis quelques heures seulement par ses locataires légaux. Il ne s’agissait à ses yeux que d’une formalité, de toute façon elle le recevrait puisqu’elle avait « un cousin à la mairie ». Elle-même est parente de mes squatters. Ces employés de la mairie cherchent pour leurs proches des studios « vides », parce qu’ils sont en général habités par les gens sans importance qui, même s’ils protestaient, perdraient d’avance la partie. Quant aux « trois-et-demi-et-demi pièces » – euphémisme pour désigner les six-pièces réservés aux cadres qui débarquent de leur bled montagnard –, personne n’ose y toucher. Nul ne se risquerait à forcer les serrures de ces « représentants du peuple en poste à l’étranger », qui, dès qu’ils rentrent dans leur patrie, obtiennent de nouveaux appartements, mesurés en hectares et non plus en mètres carrés, pour n’avoir pas à repeindre les murs abîmés par leurs sous-locataires.
Ladite squatteuse de l’appartement voisin est très vite devenue « Présidente du Conseil des locataires ». Elle nous a souvent convoqués, Robert et moi, à des réunions où elle critiquait ceux qui ne « votaient pas » au cirque des élections municipales, organisé dans les écoles, où il fallait cocher les noms des candidats « élus » d’avance. Elle les dénonçait ensuite aux autorités de l’Unité locale où elle jouissait d’un certain ascendant. Elle exigeait notre présence, car « elle avait besoin d’intellectuels comme elle-même ». Tout en éprouvant un grand mépris à notre égard parce que nous n’avions pu obtenir un logement plus prestigieux. La considération chez nous se mesure aux dimensions des appartements que la collectivité attribue à ses travailleurs, pas aux doctorats ni aux livres publiés. En fait, ce studio, ce n’est même pas la collectivité qui nous l’a octroyé, mais la mère de Robert, qui, sous la pression de son fils unique, a un jour échangé son vaste trois-pièces contre deux cages à poules, parce qu’il avait hâte de faire l’amour avec moi de façon plus normale que la plupart des couples yougoslaves, qui utilisent les entrées d’immeubles pour assouvir leur désir.
Après son installation, notre nouvelle voisine a capitonné la porte de son appartement et s’est mise à changer de meubles tous les mois. Son mari, routier international, a installé dans son véhicule un double fond qui lui permet de cacher des centaines de kilos d’un café aigre et bon marché qu’il transporte depuis les pays du tiers-monde et revend à des prix ahurissants. Et, depuis peu, ils ont déménagé dans un « trois pièces-et-demi-et-demi » d’un nouvel immeuble. Y sont-ils aussi entrés à l’aide d’une hache et du cousin de la mairie ?