Entre 1985 et 1994, dans la Cité Villène, des enfants ont été abusés par un pédophile. Devenus adultes, pour se libérer du silence qui les étouffe, ils portent plainte. La narratrice, compagne de l’un d’eux, rapporte heure après heure les détails du procès. Elle démonte le mécanisme qui conduit les jeunes victimes à se sentir coupables et leurs proches à s’aveugler. Un témoignage d’autant plus éprouvant qu’il fait remonter une souffrance enfouie, elle-même ayant été, jeune fille, victime des agissements d’un professeur pervers narcissique.
Extrait
— Tu as déjà couché avec un homme ?
La question murmurée reste un moment sans réponse. À travers la pénombre, dans la moiteur de la chambre, je devine son visage. J’en perçois les contours pâles, délimités par sa chevelure sombre.
— Oui, mais c’était contre ma volonté.
Aucune émotion sur ses traits fins ne transperce l’obscurité. Je me redresse de surprise. L’odeur de sexe, de préservatif et de tabac froid devient soudain étouffante, déplacée. Je scrute sa silhouette allongée sur les draps à la recherche d’un indice. La gêne m’étrangle.
— J’ai été abusé… Quand j’étais petit.
Son ton est léger. Il a évacué cette parole dans un souffle presque las. Je me fige. Pourquoi ai-je posé cette question ? La réponse inattendue tombe sur ma conscience, anéantissant d’un coup la légèreté de notre échange.
Je me rends compte de mon indiscrétion. J’étais curieuse de connaître ses expériences, comme je le suis avec tout le monde. J’aime parler de sexe, étant moi-même en pleine recherche de mon identité sexuelle. Il y a quelques semaines à peine, j’ai goûté pour la première fois la saveur de l’abricot. J’ai envie que la terre entière soit bisexuelle comme moi.
Je m’assieds pour prendre la mesure de la bourde que je viens de commettre. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi grave. Je n’ai aucune idée de ce que je suis censée dire. Son corps est silencieux.
— On se fume une clope ?
Je n’ai pas trouvé mieux.