Tour à tour écrivain public, « nègre » pour des auteurs connus et faiseur de romans de gare à succès inspirés par ses errances nocturnes parmi les clochards, Jean-Baptiste s’est retiré à Saint-Idesbald, petite station balnéaire de la côte belge. Il se remémore sa gloire littéraire, mais aussi ses ateliers d’écriture et les milliers de lettres et discours qu’il a composés pour d’autres. Les souvenirs de son enfance solitaire l’assaillent : mère très tôt décédée, père veuf et dépressif ne s’adressant à lui que par dictons interposés et mots qu’il lui faisait chercher dans le dictionnaire.
La demande formulée par Maud, une inconnue en fin de vie, de collaborer à un livre ultime éveille la mélancolie de celui qui déplore tous ces mots qu’il a galvaudés. Elle met le « faiseur de livres » face à « la pire des fautes professionnelles : l’émotion ».

Extrait

Longtemps, la nuit, Jean-Baptiste a partagé le naufrage des clochards qu’il rejoignait pour tromper la solitude et l’insomnie. Il en a rapporté les ombres angoissées dont il a fait la matière des livres qu’il écrivait dans la lueur des matins revenus.
Des souterrains frigorifiés, des métros rances, des gares essoufflées, des ruelles glissantes, des chantiers abandonnés, il a édifié les décors de ces récits hallucinés parus sous le pseudonyme de Nicolas Dostkine.
Sous ce patronyme aux consonances slaves, il les a fabriqués à la chaîne, ces romande gares, lui le clochard, le noctambule pétrifié de crasse, de vin, de vomi.
Par quel hasard, quelle désolation de l’humanité, ces récits de clochard sont-ils devenus de tels succès de librairie ? Consolaient-ils les lecteurs de leurs petites vies sans histoire ? Leur offraient-ils, comme naguère les jeux du cirque, le spectacle cruel d’une déchéance nécessaire pour éradiquer leurs angoisses ? Les sociologues et les narratologues expliqueront cela plus tard.