De la guerre, Paul est revenu, avec de rares voisins, comme Clément, dont la façon de vivre l’inquiète. Aujourd’hui, Paul a réglé ses affaires. Manœuvrer l’écluse, entretenir les berges, aider les bateliers, cette vie aux « Voies Navigables » convient désormais à notre homme.
Paul a appris beaucoup des faiseurs d’histoires, comme l’abbé Lemarre, ses oncles, des fermiers voisins. Cependant, à certaines périodes, les histoires qui semblaient devoir rester particulières, cantonnées en un lieu, rapportées en des jours ordinaires, sont ébranlées par l’Histoire, sur une autre échelle, et marquées de manière définitive. Elles ont passé la main. Ceux qui ont survécu ont perdu leur faconde, le souffle est court, la voix fait peine à entendre, leurs plaintes sont devenues sourdes.
Paul n’échappe pas à la règle, mais il a su s’en tirer à moindre frais.
Pour Clément, c’est autre chose.
Extrait
« Tous les jours, c’était remplir les mangeoires, nettoyer, pailler, mais les bêtes bougeaient, il fallait les mener au taureau, des génisses grossissaient, elles vêlaient, il fallait les veiller. Du matin au soir, sous le soleil, il fallait aller aux champs, pour sarcler les betteraves, se glisser dans les blés pour arracher la folle avoine, les chardons ; les jours de pluie, il y avait à couper les ronces, faucarder les roseaux, épierrer, fendre du bois, mettre le vin en bouteilles. Je commençais à connaître cette terre aussi bien qu’à la maison. Je ne peux pas dire que je l’aimais, ni que je la détestais. En quelques saisons, j’avais appris la taille du monde, et sa brutalité pour le même prix. C’était la guerre, j’en étais persuadé, et je n’étais pas malheureux. Pour moi, le plus dur était passé. Accroupi au pied d’une haie, entre deux rangs de maïs, je songeais encore au stalag, au vent glacial qui souffla pendant trois semaines, le bois des baraquements plus froid que marbre, le bloc congelé, les prisonniers transis, affamés, couchés sur les paillasses, tremblants de fièvre, saisis de coliques interminables, et d’un coup ne pouvoir se retenir, courir jusqu’à cette pièce sombre, où d’autres sont accroupis, un cloaque immonde, l’odeur pestilentielle vous soulève le cœur, mais pas moyen de s’arrêter, les yeux s’habituent à l’obscurité, les camarades gémissent, ils pleurent, leurs visages sont couleur de plomb, ils pressent leurs bras sur leur ventre, c’est le sang qui coule, mélangé à l’eau. Remonter son froc, il n’y a rien pour s’essuyer. Les bottes collent dans la boue. Les pieds sont gelés, les doigts brûlent de l’onglée. Tout le dortoir est devenu une infection. C’est chose aisée que d’effacer la simple humanité. »