Le jeune homme soigné par Freud, qui le baptisa l’Homme aux loups, s’interroge sur sa psychanalyse : les illusions qu’elle a dissipées, les angoisses qu’elle a laissées, les marques d’amitié qu’au cours des séances il mendiait au Professeur, la froideur à laquelle, souvent, il se heurtait. Russe en exil, ruiné par la Révolution, et plein de passions frustrées, il n’a plus qu’à se rendre au zoo de Vienne, en proie à la nostalgie des neiges de son pays, pour se jeter dans la gueule de ses frères les loups.
Extrait
« Un girafon est né » : c’était écrit, ce matin, dans le journal. Et cela m’a mis en joie. Moins le fait, assurément, que le mot. « Un girafon » : n’y a-t-il pas là de quoi se réconcilier avec le monde ? Or serais-je devenu sceptique à l’égard du moindre plaisir, je voulus vérifier. Pas auprès des girafes, mais dans le dictionnaire. Voilà ce que c’est de disséquer la joie : le « girafon » n’existait pas ; ce n’était qu’une erreur de typographie. Les hommes se trompent toujours, et de ces leurres naissent leurs petits bonheurs.
Alors, je suis allé au zoo, pour me repaître de réel, et voir ce qu’est un girafeau. Mais j’ai croisé l’œil d’une girafe, plus gros qu’un œuf, et frémi de penser à tout ce qu’embrasse pareil regard. Seule une girafe, sans doute, pourrait me faire voir autrement la vie. Mais il faudrait pour cela que je brise sa cage, et n’en aurais pas le courage. Je sais trop que c’est moi, qui suis un forçat. Moi je ne reçois pas de visites, certes, ni de caresses, fût-ce à travers des barreaux, ni même de cacahuètes. Je suis aussi invisible, apparemment, que ma prison. Peut-être devrais-je demander à un gardien de faire usage de ses clefs, pour plus sûrement m’enfermer : « Et n’oubliez pas l’étiquette : homo sapiens suis-je, et ne resterai pas, car n’importe qui perdrait sa sagesse dans vos cages, tous vos asiles sont d’ailleurs faits pour ça. Je vous supplie pourtant de verrouiller cette grille : je veux que mon espèce aussi soit représentée, afin de parfaire vos taxinomies. Et je sais bien que celles-ci ne sont jamais fort loin de la taxidermie, mais moi, ça ne me perturbera pas, depuis toujours je suis un homme de paille. Pour mes frères de misère, ce n’est pas pareil, eux ont connu, jadis, la liberté. Alors, pitié pour eux, déchaînez sur moi vos instincts de geôliers, gardez-moi en otage, mais délivrez au moins certaines de ces bêtes. » Mais ils ne voudraient pas, ces bougres, aussi aimables, sans métaphore, que portes de prison. Je ressemble trop à ceux qu’ils tiennent déjà, et puis les singes sont plus attrayants. D’ailleurs, ce ne serait pas très neuf, un homme dans une ménagerie, dès l’origine il y eut des nains, des albinos et des siamois – et je ne veux pas parler des chats – à côté des merveilles de la nature. Mon Dieu, il y a longtemps que je n’ai prié, mais gardez-moi de la normalité.