Pierre est-il le meurtrier de Clarice, la vieille antiquaire ? Il l’ignore. Depuis sa sortie de rééducation, il boit ; et quand il a trop bu, comme ce soir-là, vient l’oubli total, la mémoire blanche.
Commence alors pour cet homme encore jeune une errance dans les ténèbres ponctuées de lueurs : Sarah, l’aimée ; Samuel, l’enfant à mériter ; Claire, l’anonyme, alcoolique abstinente, bouée à laquelle Pierre s’arrime en désespoir de cause.
Et c’est, nuit après nuit, jour après jour, une lente remontée vers la lumière.
Un roman publié en 1997 aux éditions du Seuil dans une collection aujourd’hui disparue. Sa réédition réjouira tous ceux qui le cherchaient en vain.
Extrait
Je suis rentré dans le bistrot. Le gars qui m’a frappé a quitté le comptoir en criant « Salut ! » et il est sorti après m’avoir offert un reste de mépris.
Des clients jouent aux cartes. Il est minuit moins cinq.
J’ai jeté des billets sur le comptoir. J’ai dit au patron : « C’est pour le miroir. » Il a compté les billets, un à un. Puis il a grogné : « Ça ira » et il m’a servi un verre.
J’ai peine à rester debout. Ma lucidité est pourtant intacte. Plus personne ne s’intéresse à moi et j’en souffre.
Je suis conscient de ma lâcheté.
Lorsqu’elle a posé une main sur mon bras, j’ai eu envie de gifler cette inconnue qui se voulait bouée. Son visage portait la marque d’une douleur indéfinissable, d’une douleur ancienne. Ses yeux étaient clairs, droits. Sa bouche souriait à peine. Une Joconde de bistrot.
Si elle s’était montrée compréhensive, maternelle, je l’aurais chassée, avec éclat, pour que les santons se distraient de leurs cartes, se dévissent la tête, s’offusquent, s’agitent, susurrent leur rancœur.
La femme s’est assise sur la chaise qui me fait face.
– Mon prénom est Claire et je suis alcoolique.
Je la regarde, interloqué, incrédule. Ironique.
– J’ai été comme toi.
La même voix posée, nette.
Elle me tutoie, m’ahurit. Est-elle fée ou gourgandine ?
Je vide mon verre. D’un trait. Par bravade.
– Tu m’as rencontrée cette nuit. Tu aurais pu rencontrer Charles, Benoît ou Thérèse. Nous sommes des A.A. Ou si tu préfères : des alcooliques anonymes…
J’ai redemandé un verre. Je ne sais que dire. Personne ne nous regarde.
– Si tu veux boire et si tu le peux, c’est ton affaire. Si tu veux cesser de boire et ne le peux, c’est notre affaire. Voici ma carte. Elle peut t’être utile.
J’ai fourré la carte de visite dans une poche. Sans la lire. L’inconnue ne s’en émeut pas. Elle relève le col de son manteau.
– Je serai de toute façon ici, demain, vers dix-huit heures.