La fonction d’éditeur est de celles qui nous paraissent aujourd’hui aussi naturelles que l’existence d’une littérature faite de livres, de prix littéraires et d’auteurs individuels. Perception trompeuse : l’édition a une histoire et, par conséquent, sa stabilité n’est pas définitivement acquise.

Cette histoire est à la fois longue et très circonscrite. D’un côté, elle se confond avec l’histoire même du livre et du lent processus de division du travail dont celle-ci a été le théâtre : aux métiers cumulés de l’imprimeur, de l’éditeur et du libraire va succéder, à l’époque moderne, une répartition de plus en plus stricte de ces fonctions entre des acteurs différenciés. De l’autre, cette histoire peut être superposée à celle qui voit naître, entre 1820 et 1850, à la fois la figure de l’auteur et la figure de l’éditeur, au cours d’une période correspondant très exactement à la révolution esthétique du romantisme et à la mise en place des structures du champ littéraire moderne.

L’objet de l’ouvrage est de rendre compte de cette double histoire et de cerner les facteurs qui ont autorisé l’émergence d’une fonction symbolique sans précédent : celle de l’éditeur, vu comme double et comme partenaire de l’auteur dans l’acte de production du livre.

En ce sens, l’ouvrage rassemble, pour les insérer dans un commentaire nourri, de nombreux textes d’écrivains, de journalistes, de critiques littéraires ou d’éditeurs de la période concernée, de manière à composer quelque chose comme le portrait collectif de l’éditeur moderne. Aux côtés de Kant, Condorcet, Nodier, Balzac, Gautier, Daudet ou du jeune Mallarmé, c’est toute une galerie de témoignages qui sont ici réunis pour la première fois, sous les signatures injustement oubliées ou négligées de Frédéric Soulié, Élias Régnault, Alfred Asseline, Edmond Werdet ou encore Jules Janin, portant tour à tour sur la double marche de la chose littéraire et de la chose éditoriale un regard souvent ironique, parfois caustique, mais toujours éloquent. Au détour de ces témoignages, ce sont aussi quelques-uns des premiers grands éditeurs dont le portrait se trouve tracé et, surtout, cerné à l’intérieur du système de la production littéraire à l’âge de la modernité commençante, tels Curmer, Ladvocat, Charpentier, Hachette ou Lemerre.

L’enjeu de cette reconstruction sociologique et historique, fondée sur des documents souvent inédits, n’est pas simplement d’érudition ou de curiosité à l’égard de quelques figures injustement occultées par le culte exclusif des grands auteurs. Il est aussi d’alerter sur les logiques qui font aujourd’hui évoluer le système éditorial vers une production sans éditeurs, articulée à de grands groupes anonymes nationaux ou internationaux, pour lesquels le livre n’est qu’un produit parmi d’autres. Mettre en évidence les facteurs ayant présidé à la constitution d’un champ littéraire et éditorial autonome revient aussi bien, en effet, à porter au jour les facteurs qui, aujourd’hui, tendent à réduire cette autonomie, produit d’une longue lutte des producteurs intellectuels contre la soumission de leur activité aux deux contraintes de l’État et de l’Économie.

Original par son objet comme par sa méthode, l’ouvrage représente une contribution inédite à l’histoire des pratiques culturelles, et plus spécialement à l’histoire du livre moderne. Dans sa dimension anthologique, il réunit pour la première fois, en un ensemble cohérent et significatif, des textes injustement négligés – dont beaucoup n’ont jamais été republiés depuis leur première parution -, qui composent une sorte de portrait collectif de l’éditeur à l’âge moderne. Dans sa dimension analytique, il entrecroise de façon lisible par un large public les perspectives de l’histoire des idées, de l’histoire littéraire et de la sociologie des pratiques culturelles. Il sensibilise aussi aux menaces que les concentrations éditoriales font peser sur l’autonomie de la production intellectuelle et littéraire.