Capturé par les tchetniks, enfermé dans un camp de concentration, égorgé au cours d’une tentative d’évasion, le narrateur prend sa tête sous son bras et se met en route vers sa terre natale, où il pourra la déposer. Il est devenu shéhid, mort pour la foi. Chemin faisant, les souvenirs affluent : de son enfance à Trnova, petit village musulman qui fait de la résistance passive à la marche triomphale vers le socialisme, où religion, merveilleux, légendes et superstitions s’intègrent au quotidien le plus trivial, nous offrant une galerie d’anecdotes cocasses et de personnages truculents ; de la saga familiale séculaire ; de l’invasion des ultranationalistes, ex-voisins, amis, compagnons de travail fanatisés, qui, en 1992, massacreront tous les villageois, inventant pour chacun d’eux un supplice inspiré de ses qualités, ses défauts, ses manies…
Roman de témoignage et cri de révolte, tantôt picaresque et tantôt déchirant, passant de la chronique ethnologique à l’Histoire, du sourire à l’horreur, de la nostalgie à la rancœur, de la tendresse à une violence effroyable, de l’érotisme à la foi revivifiée par la souffrance.
Shéhid est un des ouvrages les plus lus (trois éditions en bosniaque, plusieurs traductions dont certaines en cours) dans la Bosnie-Herzégovine de l’après-guerre. Il est également un des plus controversés, l’auteur étant traité d’intégriste par certains et vilipendé, si ce n’est menacé, comme impie par les intégristes.
Extrait
Beaucoup de voyageurs nous décrivaient comme des gens curieux, qui se tenaient sur le quai de la gare, les mains derrière le dos et sans rien dire. Ceux qui se risquaient à crier du train : « La chienne est en train de dévorer le burek 1 ! » sentaient et comprenaient très vite pourquoi nous étions bizarres et nous tenions les bras derrière le dos. Aussitôt, de nos mains jaillissaient des pierres, nous sautions sur le train et tirions le frein pour l’arrêter. Si nous avions la chance de découvrir tout de suite celui qui criait, nous nous contentions de le rosser ; sinon, nous démolissions le train. C’est pourquoi il y avait souvent à bord une escorte de policiers. Et l’on prétendait que, dès Sanski Most, le contrôleur avertissait tous les voyageurs, lorsqu’ils traverseraient Trnova, de ne crier en aucun cas : « La chienne est en train de dévorer le burek ! ».
La-chien-ne-dé-vo-re-le-bu-rek !
L’histoire de la chienne et du burek s’est passée il y a bien des années. Elle est restée longtemps notre secret. Son principal héros est Ćeman-effendi, qui, un jour, avant d’appeler du minaret les croyants à la prière de l’après-midi, avait dit à sa femme de mettre à la fenêtre la pita fraîchement cuite afin qu’elle refroidisse. Ćeman-effendi, gourmand réputé, escomptait que la pita serait bonne à manger pour la fin de l’office. Avec le burek dans les yeux, il a grimpé au minaret. Au moment précis où pour la deuxième fois il criait : « Allahu akbar ! » il a vu le limier femelle de Murat en train de manger sa pita. Il a sans doute compris qu’il était trop tard pour descendre du minaret et chasser la chienne et au lieu de « Eshedu en la ilahe ille-llah ! » il a crié : « Femme, espèce de mégère, la chienne est en train de dévorer le burek ! » Ainsi a-t-il crié, ainsi est-ce resté pour les siècles des siècles.