À l’occasion d’une réception cosmopolite de traducteurs et de linguistes, dans une somptueuse résidence à la campagne, on attend l’arrivée de la Bairische Geisha. Les conversations roulent dans toutes les langues, sur les vertus de la traduction et leur dévoilement mutuel, mais l’invitée de marque n’arrive pas. Des inserts nous la montrent, dans son costume traditionnel, récitant un poème de Borges. Les scènes mondaines alternent avec les scènes contemplatives. La Bairische Geisha n’arrive toujours pas. Quelqu’un l’a aperçue, dans le petit boudoir, un autre l’a entendue, un troisième croit même lui avoir parlé. On badine pour tromper l’inquiétude. La nuit est avancée. La Bairische Geisha figure la béance, le trou, le pli. Elle est présente, par son absence inquiétante. L’ensemble de la bande dessinée forme un tout crypté. Une traduction fidèle est encore une trahison, à moins qu’elle ne révèle l’absente. On ferme toutes les issues, une battue est organisée.

Comme par miracle, chaque jour des milliers de significations disparaissent lors de leur passage d’une langue à une autre. Tout ce qui ne peut pas être traduit, qui ne peut pas être transféré vers un autre rivage linguistique, tout ce que nous ne comprenons pas encore et ce que nous ne saisissons plus s’assemble dans un no man’s land entre les langues, y mène sa vie, bon gré mal gré, sombrant dans les ténèbres d’un éternel crépuscule.

Cet endroit obscur, il nous faut le traverser si nous voulons nous rendre d’une langue à une autre. D’un monde à un autre.

L’héroïne de Shift, la Bairishe Geisha, va faire l’expérience de l’obscur et retrouver « son » texte ainsi que tous les autres textes qui s’y trouvent encore en les re-traduisant. En accomplissant cet acte, elle se soustrait aux limites de la traduction et domine le no man’s land qui sépare les langues.