
Parvenu à un âge avancé, un écrivain confiné par la pandémie est incité à introduire la demande de pension de réparation à laquelle il a droit pour avoir été caché en tant qu’enfant juif pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais il s’interroge : porte-t-il vraiment des séquelles ? Il a l’impression que non. Et pourtant ! Toute son œuvre n’a-t-elle pas, à son insu, été frappée du sceau de l’enfermement ?
Extrait
Un enfant qu’on sépare de ses parents, est-ce si difficile à imaginer ? Je n’ai qu’à me souvenir du Kid et de Charlot. Les appels, les gestes, les serments. Quoi de plus universel ? Et pourtant, malgré la douleur et la colère, malgré les gémissements et les mots tendres, malgré les larmes, rien, il ne me reste rien de cette séparation, de cette minute où une main, celle de ma mère, celle de mon père, la main de la toute confiance et de l’amour m’a lâché. Pourquoi ce silence en moi et cet aveuglement, si longtemps après ? Le trou noir d’avant les trous noirs et dans lequel tout ce que j’ai vécu a été jeté, englouti, comme passé à la trappe. Pas une image, pas un son ni rien du décor familier et de ma présence au monde auquel je croyais appartenir. Absolument rien. Le schwartz complet. Un temps sans le temps. Quel appareil plus sensible et plus fidèle enregistreur pourtant que le corps humain ? Aussi, quel corps et quel cerveau avais-je donc qui ne me restituent rien de cette scène que je dois fabriquer de toutes pièces pour y croire ? La main sur le cœur, je ne me souviens de rien. Quel génie a tout refoulé ? La douleur m’aurait-elle rendu étranger à moi-même ? Quelle gomme a effacé cette page ? […]
À quel hasard ne dois-je pas d’avoir établi une proximité entre le confinement obligé et mon destin d’enfant caché tout en me donnant la possibilité d’en rendre compte, à quoi j’avais échoué jusque-là en dépit des exhortations diverses et mon plus vif désir ! “Ce que tu as vécu, écris-le. Ce que tu as souffert, raconte-le. Témoigne.” »