Archipels est un livre à deux entrées. Pas de quatrième de couverture, ici, qui vous donnerait des indices bien « marketés » sur l’intrigue ou les mensurations de l’auteur, mais deux premières de couverture. Une entrée « récit », une entrée « photographies » parsemées d’îlots textuels. Ce n’est pas que l’auteur n’a pas su choisir ni que l’éditeur n’a pas su trancher : c’est une double proposition guidée par le contenu même de l’ouvrage. Au lecteur de plonger comme l’auteur a plongé dans sa mémoire. Des images surgissent, des odeurs remontent, des souvenirs se cachent derrière les écrans. Archipels est un journal de bord d’une traversée de l’oubli en solitaire.

Le mot de l’auteur
Ceci n’est pas un roman, loin s’en faut. Ce n’est pas non plus une biographie calculée et encore moins une chronologie du moi. C’est un plongeon dans une mémoire défaillante, une exploration personnelle d’un passé qui s’effrite, un exercice d’archéologie mnésique, en somme.
La mémoire nous joue des tours à tous, mais existe-t-il un seuil où il faudrait s’en inquiéter ? Quand la chronologie de sa propre vie se fait floue, que les noms des lieux visités s’effacent, que les souvenirs d’événements vécus deviennent incertains et qu’il y a flottement jusqu’au prénom de ses amis proches, ce seuil n’est-il pas indubitablement franchi ?
Et puis dans quelle mesure les quelques traces mnémoniques qui nous restent sont-elles réellement des souvenirs d’instants vécus ? Combien de photos de famille, de pellicules super-huit, de vidéos ou d’autres images fixées sur des supports en tous genres soutiennent-elles notre mémoire ? Combien s’y substituent ? La vision que nous avons de certains événements de notre propre vie est-elle réellement subjective comme nous nous plaisons à le croire ou bien est-ce que nous nous imaginons dans ces situations au travers d’un regard tiers, d’une prise de vue externe à nous-même ou d’une histoire qui nous a été racontée à maintes reprises par autrui à notre sujet ou que, depuis des lustres, nous nous sommes répétée à nous-même ?
Nos souvenirs sont des bribes, parfois reconstituées d’images qui nous sont étrangères, îlots solitaires d’archipels aux eaux troubles, trois phares plantés dans les limbes de notre cerveau et qui nous confortent dans l’illusion d’une continuité dans notre parcours devenu nocturne, d’une logique expliquant ce que nous sommes aujourd’hui, une illusion de vie, illusion de soi.
Ceci n’est pas une autobiographie. C’est une cure, une fouille, un travail de mémoire sur soi : une mnémosis.
Archipels nocturnes donc que ces rares points lumineux plantés çà et là, saillies figées, décontextualisées et devenues symboles ou clichés représentatifs prétendant éclairer un vécu qui en réalité s’est perdu en cours de route. Les souvenirs se présentent à nous comme des arrêts sur image, des instantanés vidés de leur substance ou remplaçant celle-ci par un faux-semblant formel.
Qui plus est, ces représentants factices étant rares, nous nous y raccrochons désespérément à chaque fois que l’on nous demande qui nous sommes. Du coup, à l’instar de ces sites web que l’on lit et partage parce que précisément ils sont les plus lus et partagés, oblitérant tout le reste par la même occasion, ces phares finissent – par leur amplification même – par assombrir davantage encore le néant qui les entoure et appauvrir le champ des images susceptibles d’être réactivées. Une mémoire synthétisée, réduite et simplifiée. Un appauvrissement de soi.
Ceci n’est pas un récit, ni pour autant un essai. C’est peut-être un parcours psychanalytique, cherchant à mettre en lumière des pans oubliés, cachés ou tus de la mémoire ou de la personnalité de son auteur.
Parler lumière est cependant bien réducteur, parce que trop exclusivement visuel. Tout souvenir n’est pas nécessairement image, même s’il peut bien souvent en déclencher plusieurs. Si l’image fige la mémoire, il est des îlots de souvenance autrement plus productifs, peut-être plus viscéralement connectés aux eaux dans lesquelles ils baignent et qui possèdent cette aptitude non-négligeable de servir de révélateurs d’autres images, englouties. Il en va ainsi notamment des bruits, des goûts et des odeurs. Et ces îlots-là sont autant de points névralgiques qui peuvent s’avérer centraux, laissant apparaître tout un faisceau de relations vers d’autres points, occultés, mais non moins importants.
Le tout est donc d’électriser cette grande plaine aqueuse afin que chaque maille qui la constitue, chaque intersection, le moindre récif à fleur d’eau, puisse en activer d’autres, qui ne le sont pas, et que l’horizon tout entier s’en trouve éclairé.