« Sur la vitre, j’ai vu le reflet de mon visage et, derrière, les immeubles aux fenêtres éclairées, pareilles aux jalons d’un autre monde, un monde plus réel. Pendant quelques secondes j’ai imaginé ce que ce serait de n’être qu’esprit. Et errer à jamais à travers le silence. »
« Pareilles aux jalons d’un autre monde » sont les bandes dessinées de Tobias Schalken, « fenêtres éclairées » sont ses peintures, ses dessins, ses sculptures, autant de facettes d’un talent qui semble sans limite. De ce qui pourrait n’être qu’une compilation de travaux divers se dégage ainsi une profonde et poignante unité : une mélancolie embrasant l’univers, de l’intimement petit à l’infiniment grand. Tobias Schalken s’adresse à ce qui en nous est noué, à ce qui n’attend que de s’ouvrir et se déployer.
En cinq numéros de la revue Eiland, Tobias Schalken et son comparse Stefan Van Dinther ont montré un goût et un don pour l’expérimentation visuelle et séquentielle de la bande dessinée qui en font des homologues de Chris Ware, Olivier Schrauwen ou Ruppert et Mulot. À la différence de ces créateurs, Tobias Schalken a longtemps œuvré dans le champ de l’art contemporain, grâce notamment à des statues qui allient séduction et angoisse, onirisme et réalisme saisissant. Loin de causer une dispersion, la multiplicité des formes déployées par Tobias Schalken ne cesse de creuser le même sillon, de chercher son centre. L’ensemble de ses pratiques artistiques étaient déjà convoquées dans Balthazar, où il présentait ses œuvres comme des éléments d’un véritable culte religieux. Eldorado n’use pas d’un tel dispositif fictionnel. Se contentant d’une «simple» mise en rapport, cette collection de récits, peintures, sculptures et installations laisse émerger les liens, les correspondances, de manière plus libre, plus ténue. La bande dessinée s’y révèle nécessaire par sa capacité à capturer aussi bien le passé, le futur, que le présent, convoquer l’absurde et le sublime, traverser l’apocalypse. Le monde est-il déjà fini? Sommes-nous juste au bord du vide? Restera-t-il de nous une poignée de souvenirs qui s’assemblent, s’agitent, s’apaisent, se parlent comme les vignettes d’une bande dessinée aux couleurs passées? L’Eldorado, ce lieu qui n’en est pas un parce qu’il n’est qu’un rêve, ce lieu qui n’en est pas un est pourtant là, sous noms yeux, dans nos cœur. Nous l’habitons et il nous habite. Nous sommes une jeune fille endormie, qui est un homme des cavernes, qui est un chien devant une fenêtre. Nous sommes un rêve. Une âme.