Comment penser le poème d’André du Bouchet, sans le menacer d’effondrement et sans risquer de voir s’effondrer la pensée elle-même ? Pour le lecteur désireux d’affronter la forme et le fond de cette œuvre exigeante, le défi est de taille. Les études spécialisées font état de l’attitude désemparée de la critique, voire de « l’intime défection [du] propos critique » devant l’œuvre. La difficulté d’approche du poème d’André du Bouchet ne tient pas seulement à la tradition dite difficile dont il fait partie et au discours critique porté en général sur la modernité poétique, « marqué par l’absence de toute certitude ». Elle provient avant tout de la langue du poète et du fonctionnement du sens de celle-ci. La spécificité du texte, sensible dans une sorte de gravitation à l’intérieur des pages, dans la densité d’une langue complexe aux entrées innombrables, une langue aux carrefours thématiques et formels incessamment redéfinis, confronte le lecteur à une expérience de la limite de l’écriture, et le met en même temps à l’épreuve d’une expérience de la limite de la lecture. Tout lecteur attentif reconnaîtra ouvertement sa crainte devant la lecture de ces textes et les angoisses que celle-ci lui a provoquées, parce qu’il traverse le vertige d’une écriture qui veut se tenir au plus près de l’expérience. La lecture des poèmes d’André du Bouchet nous réapprend à lire par heurts répétés contre la langue, par désorientations, voire par perte de toute référence, ou encore par des débuts d’accès à la langue sous forme d’une « chute lente comme dans certains rêves ». Ainsi nous réapprend-elle à nous rapporter au réel.
Elke de Rijcke est une auteure bilingue (FR-NL). Elle a publié dans le domaine de la poésie, de la traduction et de l’essai. Sa poésie articule des déclinaisons du désir dans des environnements hétérotopiques qui virent à la dystopie. Elle accorde une attention particulière à la sensorialité, la perception et la cognition, ainsi qu’à la matérialité du langage et la forme phrastique. Tous ses livres relèvent le défi d’un dialogue artistique. Aussi a-t-elle visité les œuvres curatoriales de Harald Szeeman dans troubles. 120 précisions. expériences (Tarabuste, 2005) ; celles de Marina Tsvétaïéva, Andrea Zanzotto, Rogier van der Weyden et Beethoven dans gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche (Le Cormier, 2006) ; l’œuvre d’Andreï Tarkovski, Purcell et la Suède dans Västerås (Le Cormier, 2012) ; les spectacles de Romeo Castellucci et la Zélande dans Quarantaine (Tarabuste, 2014) ; la sculpture de David Altmejd et l’œuvre du neuroscientifique Antonio Damasio dans Juin sur avril (LansKine, 2021). Elle travaille pour l’instant à Paradisiaca, texte de théâtre bilingue en vers sur le lac et la région du Bodan (lac de Constance). En tant qu’essayiste, elle a publié l’Expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet (La Lettre volée, 2013). En tant que traductrice, elle travaille sur l’œuvre poétique de Kees Ouwens (Du perdant & de la source lumineuse, suivi de « Lire Kees Ouwens », La Lettre volée, 2016 ; et Mythologies, en préparation). Elle anime par ailleurs depuis 2018 la plateforme interdisciplinaire Physical Poetics, et depuis 2021 The Living Library à Bruxelles.
Site : http://elkederijcke.be